Karachi : vingt ans d’imbroglios politico-financiers
L’affaire Karachi est l’un des plus gros scandales politico-financier qu’ait connu la France. Vingt ans après les faits, l’enquête financière vient d’être bouclée. Une nouvelle phase commence.
Des valises pleines d’argent, des agents des services secrets en représailles, des sociétés écrans au Luxembourg, des intermédiaires transportant des millions de francs en liquide, des règlements de compte entre amis et époux, une petite fille du roi d’Italie… l’affaire Karachi possède tous les ingrédients sulfureux des grands scandales politico-financiers. Sans compter les morts. Le 8 mai 2002, 11 agents de la direction de la Construction Navale (DCN) trouvaient la mort dans un attentat à la voiture piégée à Karachi au Pakistan.
3 milliards d’Euros
Le 7 février 2014, 12 ans après l’attentat, l’affaire Karachi connaissait un premier épilogue. Les juges Renaud van Ruymbeke et Roger Le Loire qui enquêtent sur le volet financier de l’affaire depuis 2010, se sont dessaisis du dossier. Dans leur ordonnance, ils estiment nécessaire une audition d’Edouard Balladur, de François Léotard et de Nicolas Sarkozy. Or seule la Cour de Justice de la République (CJR) est compétente pour enquêter et juger sur des délits commis par des membres du gouvernement dans l’exercice de leur fonction. Ainsi les politiques au cœur de l’affaire pourraient prochainement être mis en cause. C’est maintenant au parquet de décider des suites à donner à l’enquête.
Il faut remonter vingt ans en arrière pour trouver l’origine des faits. En 1994, alors qu’Edouard Balladur est premier ministre, la France va signer deux importants contrats de vente d’armes. Le contrat « Agosta » est signé en septembre 1994 ; il concerne la vente par la France de trois sous-marins de type Agosta au Pakistan. Le montant s’élève à 5,5 milliards de francs (826 millions d’Euros). Le contrat Sawari II est signé en novembre de la même année. Il porte sur la vente à l’Arabie Saoudite de trois frégates La Fayette. La transaction s’élève à 19 milliards de francs (prés de 3 milliards d’Euros).
Pour faciliter l’obtention de ces contrats, le gouvernement met en place un système de commissions. C’est une pratique courante pour s’attacher les faveurs de personnages influents. A l’époque le système est légal. Si les destinataires sont gardés secrets, les sommes versées sont inscrites au budget. C’est le ministère du Budget qui donne son aval. En 1994, le ministre du Budget est Nicolas Sarkozy. C’est sous son autorité que sera crée la société écran Heine, basée au Luxembourg, par laquelle les sommes vont transiter.
13 millions de francs grâce à la vente de tee-shirts
Si la pratique des commissions est courante et légale ; les acteurs du dossier Agosta sont néanmoins surpris lorsque Matignon mandate au dernier moment deux hommes d’affaires, Ziad Tiakeddine et Abdulrahman El-Assir, pour servir d’intermédiaires dans le paiement des commissions. Les négociations sont effet bouclées et le rôle de ces intermédiaires, dont la rétribution est anormalement élevée, ne parait pas clair.
Nous sommes en pleine « guerre des droites », Edouard Balladur, ancien fidèle de Jacques Chirac a « trahi » son ancien mentor. Il mène maintenant campagne pour son propre compte. Mais si les « balladuriens » détiennent le pouvoir exécutif, le RPR leur échappe et donc les finances du parti. Certains soupçonnent déjà les partisans du premier ministre d’organiser un système de financement occulte de sa campagne présidentielle. Quelques mois plus tard, en 1995, les comptes de campagne d’Edouard Balladur seront une première fois rejetés par le conseil constitutionnel, avant d’être finalement validés. Pour légitimer la présence inexpliquée de 13 millions de francs en liquide, l’équipe Balladur avance la vente de tee-shirts et de pin’s.
Soupçons de retro-commissions
Mai 1995, Jacques Chirac accède à la présidence de la République. Edouard Balladur, longtemps favori des sondages est sèchement battu dès le premier tour. A peine investi comme président de la République, Jacques Chirac va demander à son ministre de la Défense, Charles Million, d’enquêter sur les commissions versées dans le cadre des contrats « Agosta » et « Sawari II ». Au terme de cette enquête, les soupçons portant sur un système de retro-commissions alimentant les caisses de campagne d’Edouard Balladur sont si importants que le paiement des commissions va être suspendu.
L’arrêt du paiement des commissions est un fait rarissime. Cela revient à annuler la parole de la France. Néanmoins, en dépit des soupçons, aucune preuve de financement occulte ne pourra être avancée. L’enquête ne sera pas poursuivie par le gouvernement Jospin qui arrive au pouvoir suite à la dissolution de l’assemblée en 1997. Le gouvernement Jospin signera en 2000, la convention de l’OCDE contre la corruption, qui interdit le paiement de commissions dans les contrats internationaux.
Explosion à Karachi
8 mai 2002, il est à peine 8 heures du matin à Karachi. Dans le hall de l’hôtel Sheraton, des employés français de la DCN attendent la navette qui chaque matin les amène sur le chantier où se construit un sous-marin Agosta. La navette vient tout juste de les embarquer quand une Toyota rouge, bourrée d’explosifs, fonce dessus. L’attentat fera 15 victimes dont 11 français employés de la DCN.
Dès le début les soupçons s’orientent vers la piste du terrorisme. C’est un spécialiste de l’action anti-terroriste, le juge Jean-Louis Bruguière qui est chargé de l’enquête. Il est connu pour avoir enquêté sur Action Direct, Carlos, ou bien l’assassinat des moines de Tibhirine. Mais les résultats s’avèrent décevants. Une implication d’Al Qaïda est un temps envisagée. Oussama Ben Laden saluera lui-même l’attentat dans un communiqué en novembre 2002. Cette piste va s’avérer être un montage de la police pakistanaise. En 2003, Asif Zaheer et Mohammad Rizwan sont jugés comme responsables de l’attentat et condamnés à mort. Ils seront libérés en 2009, faute de preuve.
La piste de la vengeance
Pourtant dès septembre 2002, une autre piste est évoquée. Dans les jours qui suivent l’attentat, Claude Thévenet, un ancien de DST (Direction de la Surveillance du Territoire) est recruté par la DCN pour enquêter sur les faits. Dans son rapport confidentiel, nommé « Nautilus », Claude Thévenet explique que l’attentat est lié à l’arrêt des versements des commissions. Au cours de son enquête, Claude Thévenet sera aiguillé par Gérard Philippe Menayas, directeur financier de la branche internationale de la DCN. Ce dernier gère le réseau des intermédiaires chargés des commissions de la DCN. Le rapport ne sera pas transmis au juge Bruguière.
L’enquête s’enlise. En 2008, l’association des familles des victimes s’attache les services d’un nouvel avocat, Maitre Olivier Morice. La même année, le juge Marc Trévidic reprend l’instruction suite au départ en retraite de Jean-Louis Bruguière. Olivier Morice est convaincu du fond politique de l’affaire. Il tente sans relâche d’en persuader le juge. Le 4 décembre 2008, un article du magazine « Le Point » révèle l’existence du rapport Nautilus. Dès lors le juge Trévidic conduit son enquête sur la piste d’une vengeance financière. Le 18 juin 2009, il déclara aux familles des victimes que l’hypothèse d’une vengeance due à des commissions non-payées est « tragiquement logique ». En mai 2010, deux journalistes de Mediapart, Fabrice Ardi et Fabrice Lhomme, font paraître un livre, « Le contrat », qui apporte de nombreux éléments allant dans ce sens. Cette thèse sera d’ailleurs validée par Philippe Léotard lors d’une audition à l’assemblée nationale. « L’attentat s’explique par une vengeance des personnes n’ayant pas touché leur part de commissions », déclarera celui qui était ministre de la défense au moment de la signature des contrats d’armement.
« Ta femme balance beaucoup »
L’enquête va rebondir en septembre 2010, quand le volet financier de l’affaire Karachi sera confié aux juges Van Ruymbeke et Le Loire. Rapidement, les juges orientent leurs recherches afin de comprendre le rôle joué par Ziad Tiakeddine dans les contrats de vente d’armes signés entre 1993 et 1995. Ziad Tiakeddine, homme d’affaires franco-libanais, a été imposé comme intermédiaire dans ces contrats par François Léotard. La piste va se révéler fructueuse. Plusieurs fois entendu, Ziad Tiakeddine nie toute implication dans un système de financement politique occulte. Il accusera même Dominique de Villepin de complot. Mais en auditionnant la femme de Thierry Gaubert, un proche d’Edouard Balladur et de Nicolas Sarkozy, le juge Van Ruymbeke va recueillir de fracassantes révélations.
Retour en 1994. Thierry Gaubert est alors chef de cabinet adjoint de Nicolas Sarkozy au ministère du budget. Durant cette année, Il se rend trois fois en Suisse. Il fait toujours le même trajet, d’abord en train jusqu’à Londres, puis en avion jusqu’en Suisse. Là, il retrouve Ziad Tiakeddine. Les deux hommes se rencontrent chaque fois dans la salle des coffres d’une banque. Thierry Gaubert se voit remettre 6 millions de francs (prés d’un million d’euros) en liquide en trois versements : 2 fois 1,5 million et une fois 3 millions. Une fois rentré en France, l’argent en liquide est remis à Nicolas Bazire, alors chef de cabinet du premier ministre Edouard Balladur. Voilà le circuit des retro-commissions telle que l’épouse de Thierry Gaubert, Hélène de Yougoslavie, petite fille du dernier roi d’Italie, en donne la version aux juges Van Ruymbeke et Le Loire.
Les confessions d’Hélène de Yougoslavie sont suffisamment précises pour inquiéter les politiques. Peu après, Thierry Gaubert recevra un coup de téléphone de Brice Hortefeux, alors ministre de l’Intérieur de Nicolas Sarkozy, le mettant en garde : « ta femme balance beaucoup, ils ont énormément de choses ». Outre les trajets en Suisse, Hélène de Yougoslavie, va décrire les «valises pleine d’argent » que Thierry Gaubert remet à Nicolas Bazire.
Les aveux
Après cette audition l’enquête s’accélère. Le 14 septembre 2011, le juge Van Ruymbeke met en examen Ziad Tiakeddine pour « complicité et recel d’abus de biens sociaux ». Il sera à nouveau mis en examen, le 24 avril 2012, pour « blanchiment aggravé ». Le 21 septembre 2011, les juges prononcent la mise en examen de Thierry Gaubert pour « recel d’abus de biens sociaux » et Nicolas Bazire pour « complicité d’abus de biens sociaux ». Le 15 mai 2012, Thierry Gaubert sera de nouveau mis en examen pour « blanchiment ». Le 29 octobre 2012, c’est au tour de Nicolas Bazire d’être une deuxième fois mis en examen pour «recel d’abus de biens sociaux ».
L’enquête va connaitre un ultime rebondissement le 20 juin 2013. Ziad Tiakeddine est alors placé en détention provisoire pour avoir tenté de monnayer son passeport en échange d’un passeport diplomatique dominicain. Entendu par les juges Van Ruymbeke et Le Loire, l’homme d’affaires passe aux aveux. Il admet avoir participé au financement occulte de la campagne présidentielle d’Edouard Balladur en 1995. Ziad Tiakeddine affirme avoir été contacté en 1994 par Thierry Gaubert et Nicolas Bazire qui lui auraient réclamé de l’argent pour la campagne d’Edouard Balladur. Ces sommes venaient en retour des commissions que Ziad Tiakeddine avaient touchées suite à la signature des deux contrats de vente d’armes.
Février 2013, le volet financier de l’enquête est officiellement bouclé. C’est maintenant au parquet de prononcer ses réquisitions, dont l’éventuel renvoi en correctionnelle de certains protagonistes. Des procès pourraient bientôt s’ouvrir, apportant leurs lots de révélations. Peut-être trouvera-t-on alors une réponse à la question que les familles des victimes se posent depuis 12 ans. Qui est le responsable de l’attentat qui a couté la vie à 11 employés de la DCN à Karachi le 8 mai 2002 ?